Apprivoiser la mort pour mieux vivre (Le Nouvel Obs)



En 2006 Sandrine Hubaud m'a invité à contribuer au hors série n°62 du Nouvel Observateur. Son thème : Apprivoiser la mort pour mieux vivre. A l'occasion de la parution en France de mon album québécois à l'origine, Elle sera toujours là (illustré par Manon Gauthier), voici le texte de cette contribution, intitulée par la rédaction du magazine : J'interroge la mort avec des mots d'enfant.

Force m'est de constater que la mort est un thème récurrent dans nombre des soixante ouvrages, récits ou albums, que j'ai signés en vingt ans pour les enfants de tous âges. A cela rien d'étonnant, puisque j'ai commencé à écrire pour porter à ma manière, par la parole, mon premier enfant que sa mère couvait, elle, dans sa chair. Je confonds naissance et mort ? Non, je ne mélange rien — ou plutôt je mélange tout : mort et vie sont si inextricablement imbriqués. L'adulte que j'étais avait pourtant oublié cela. C'est cette enfant, ainsi doublement portée, qui me l'a rappelé quand elle est née. Mes mains l'attendaient. Je fus sa première image du monde. Et moi qui pensais qu'il y avait simplement un début et une fin — un cri et un soupir, et la vie entre les deux —, j'ai lu dans son regard l'éternité d'où, me disait-elle à peine née, elle s'extrayait d'elle-même. Ce soir-là je suis rentré chez moi et j'ai écrit ce qui devait devenir un peu plus tard le cœur d'une nouvelle : Un marronnier sous les étoiles.

Depuis, la mort réapparaît régulièrement dans mes pages. On pourrait imaginer que s'ouvrir à l'idée de l'éternité vise à dissoudre la mort dans ses limbes, pour au moins la banaliser, sinon l'oublier. Mais c'est tout l'inverse qui s'est produit. C'est auparavant, lorsque je reléguais la mort à la fin de ma vie et la considérais comme un instant, un temps "T" parmi d'autres — à ceci près qu'il était le dernier — que je tentais de feindre l'insouciance... Il me suffisait, voulais-je croire, de vivre ma vie avant ce rendez-vous terminal, en espérant ne pas trop craindre la fin au moment où elle deviendrait visible à l'horizon. Quand la naissance de mon enfant a fait voler en éclats ce schéma linéaire en m’inscrivant dans l'éternité qu'elle me dévoilait —  depuis je ne veux plus qu'on indique de dates sur ma tombe —, la mort ne s'en est pas trouvé pour autant «anecdotisée ». Au contraire, délogée de l'endroit du seul terme de ma vie, elle s'est combinée avec cette dernière dans une dialectique permanente. Il ne s'agissait plus d'être né, de vivre puis de mourir un jour. Il s'agissait de vivre la mort aussi, comme le reste de la vie, en même temps que la vie. «Je n'ai pas de père» dit Thomas, le personnage d'un de mes romans. «Tout le monde a un père» lui répond un autre. «Oui, mais le mien est mort.» «Et alors ? C'est ton père quand même...»

C'est dans cet esprit que j'écris, aujourd'hui, pour les enfants : je leur parle non de la mort ou de la vie, mais de l'existence qui résulte de l'imbrication des deux. Ce faisant, je ne laisse libre cours à aucun penchant morbide et ne cherche pas à expliquer, omniscient, ce que serait l'au-delà . Je me fiche d'ailleurs de savoir quoi que ce soit sur l'au-delà et c'est allégoriquement que Lola, la petite fille du Marronnier sous les étoiles, chevauche la traîne des comètes avant de naître... Je ne cherche pas davantage à rédiger de manuels réservés aux enfants endeuillés, même si je suis profondément touché quand on m'apprend que l'un d'eux, à l'enterrement de son père, a lu mon album Tu existes encore, introduit par ces vers de Fernando Pessoa : « La mort est le tournant de la route / Mourir, c’est seulement ne plus être / Vu. Si j’écoute, j’entends tes pas / Exister comme j’existe. »

Dans mes ouvrages j’évoque la mort à l'endroit de la vie, et la vie à l'endroit de la mort ; j’essaie de mettre en mots les résonances de cette imbrication permanente d'ailleurs perçue par la plupart des enfants — sans que cela ne les angoisse forcément, contrairement aux adultes. Ce qui inquiète les enfants, c'est notre silence, notre refus de nous interroger avec eux, de méditer avec eux, comme s'ils n'étaient pas, eux aussi, le siège de la condition humaine. «Les morts portent les vivants», a écrit sur son cahier d’école Paola, un autre de mes personnages ; quand l'institutrice le découvre, elle lui demande : «Tu ne crois pas que tu es trop petite pour cette phrase ?» «Et vous ne croyez pas que j’étais trop petite pour que ma grand-mère meure ?», répond la fillette. Plus tard, elle trouvera répit et ressourcement dans une chapelle funéraire, tout comme Julie Capable renaîtra sur la tombe de sa mère, dans un autre livre portant son nom. «On s’imagine parfois que les enfants ne pensent pas à des sujets sérieux comme la mort. Mais quand j’écoute les questions qu'ils se posent, je m’aperçois qu'ils réfléchissent souvent à des problèmes graves, en particulier à ce qui se passe après cette vie», remarque le Dalaï-Lama.

Il est cependant une intention qui n'est jamais la mienne quand je m'adresse aux enfants : je leur parle de la mort, certes, mais en aucune manière je ne cherche à leur apprendre — ou pire, à les en convaincre — qu'ils sont mortels ! De même je ne leur révélerai en aucune façon qu'ils sont de simples organismes voués à la décomposition, tout comme les plantes et les animaux, même en accordant aux enfants qui ne supporteraient pas la vérité biologique la possibilité de se raccrocher à des croyances religieuses. Si un enfant a déjà pris conscience de son état de mortel, je crois essentiel de lui parler autrement de l'existence. En revanche, s’il se pense encore immortel, comme se pensent d'abord tous les enfants, alors il n'y a aucun impératif à lui démontrer le contraire. C'est à chacun, dans son histoire personnelle et intime, au rythme de ses chaos, de découvrir et d'intégrer sa réalité terrestre. Ce qui n'implique pas de ne pas lui parler de la mort, mais en revanche de ne pas lui parler de sa mort.

Ce qui est tragique, ce n'est pas de raconter aux enfants des histoires où la mort tient sa place au même titre que la vie, c'est de leur plonger le nez avec violence et de façon inéluctable dans leur décès à venir. Et c'est, quand surgit la Camarde dans leur réel, de les laisser seuls face à un imaginaire effrayant, prisonniers de nos silences, de nos fantaisies ou de nos mensonges dommageables. Je pense à ce petit garçon qui étouffait parce qu'on avait, pour respecter les dernières volontés de son aïeule, incrusté dans la pierre tombale sa propre photo à côté de celle de sa grand-mère ; quand il le découvrit, il se pensa mort... Je me rappelle également cet autre qui s'était mis à détester le 25 décembre, les vieux et le blanc, parce qu'on lui avait assuré que son meilleur ami, mort subitement, préparait maintenant les cadeaux auprès du Père Noël.

Mon souci est que l'enfant ne soit pas démuni à l'instant de l'inévitable révélation. Je voudrais, à l'instant où il viendra de comprendre que personne, pas même lui, n'est immortel, qu'il ne se défasse pas pour autant du sentiment de cette éternité qui fut sa matrice... Je me souviendrai longtemps de cette fillette qui s'était levée dans la classe pour affirmer cette certitude magnifique : « Moi, j’ai le droit d'être là, parce je suis née !»

Mais pour que l'enfant ne soit pas démuni, les paroles de consolation et de circonstance — par ailleurs indispensables — ne suffisent pas. Trouver les mots pour apaiser momentanément la souffrance du deuil est une chose, parler de l'existence comme une imbrication permanente de la mort et de la vie en est une autre. Cette réflexion commune avec les enfants, menée au fil du temps et dans le respect de leur cheminement, peut sembler déstabilisante à certains adultes, parce qu'elle reste forcément sans réponse : mais c'est en cela qu'elle n'est pas prosélytisme... Elle ne peut effectivement être constituée que de questions, de doutes, de «peut-être», de «je cherche avec toi». Elle ne peut être qu’émotion, rêve, philosophie et poésie.

Alors, même s'il se trouvait in fine que la vie se terminait avec la mort, et même si, de plus, elle n'était seulement qu'un rêve — comme l'envisage Rhadija dans un de mes albums, Et si tout ça n'était qu'un rêve ? — , cette vie-là serait tout de même belle et vertigineuse à vivre. Et à celui — parent, chat, miroir, Dieu, président ou écrivain qui, comme dans cet album — qui objecterait à l'enfant : «Mais tu raconte n'importe quoi !», l'enfant pourrait rétorquer avec mon héroïne : «Qu'est-ce que tu en sais, toi ?»

Thierry Lenain




Le Nouvel Observateur, hors-série n°62, avril - mai 2006


Elle sera toujours là
Thierry Lenain Manon Gauthier
Editions D'Eux
Disponible en France depuis le 10/11/2021