Dieu Merci, ou la formidable résilience d’un personnage soumis à un destin chaotique qui ne cesse pourtant jamais de mener sa vie sous des formes et des latitudes différentes.

«A l’heure où la question de l’accueil des migrants se pose dans la plupart des pays occidentaux, la lecture de ces albums offre des perspectives intéressantes, dans la mesure où elle permet de s’interroger sur notre rapport à l’Autre, ainsi que sur les défis et les enjeux de la rencontre interculturelle.» 

C'est la conclusion d'un travail mené par Sylvain Brehm, intitulé Partir, c’est revivre un peu : l’expérience de l’exil dans les albums "Là-bas, tout au fond du dessin", "Moi, Dieu Merci, qui vis ici" et "Avec trois brins de laine (on refait le monde)", une recherche publiée sur Strenae, Recherche sur les livres et objets culturels de l'enfance. En voici un extrait, consacré à l'album Moi Dieu Merci qui vis ici

«Dieu Merci, quant à lui, fuit l’Angola alors qu’il est adulte. Son récit est également le seul à posséder une valeur testimoniale, dans la mesure où il rend compte de toutes les épreuves qui l’ont contraint à s’exiler et de celles auxquelles il est confronté depuis son arrivée en France (jamais nommée, mais identifiée explicitement sur la dernière page de garde grâce à un timbre postal). Bien que le temps de référence soit le présent, la narration opère de très fréquents retours dans le passé, jusqu’aux deux dernières doubles-pages qui nous ramènent au moment de l’énonciation. L’oscillation constante entre ces deux temporalités, ainsi qu’entre l’Angola et la France, donne l’impression d’une disjonction spatio-temporelle marquée, à la manière de ce qu’on observe dans Là-bas : « Je m’appelle Dieu Merci et je n’ai pas toujours été ici. Je suis né là-bas, en Angola, dans le pays de la princesse Nzhingha. Puis, un jour j’ai fui, et aujourd’hui je suis ici en vie, Dieu Merci ». Cette tension se manifeste aussi dans l’évolution de la palette chromatique. Le jaune, le rouge, le marron et le noir prédominent dans les premières pages de l’album qui décrivent les affres de la guerre, puis de la réclusion en Angola.


Le bleu fait son apparition un peu avant le milieu de l’album, dès que Dieu Merci imagine son avenir ailleurs, et acquiert une importance croissante dans la seconde moitié de l’album, après le départ de Dieu Merci pour la France.

Cependant, en faisant alterner le présent et le passé composé, la narration suggère que ce départ, s’il est advenu dans des conditions dramatiques, a permis à Dieu Merci de demeurer en vie. En ce sens, la relation dialectique qui s’établit entre rupture et continuité met en relief la formidable résilience d’un personnage soumis à un destin chaotique qui ne cesse pourtant jamais de mener sa vie sous des formes et des latitudes différentes. C’est, notamment, ce qu’illustrent deux doubles-pages, situées en début et fin d’album, sur lesquelles les côtes africaine et française sont reliées par une même bande de sable. Sur la première14, on voit Dieu Merci assis, sur la page de gauche qui représente l’Afrique, le regard tourné vers la France (page de droite). Cette illustration forme une sorte de diptyque avec la seconde double-page évoquée plus haut, qui enregistre les changements positifs survenus dans la vie de Dieu Merci. Le bleu, quasi inexistant dans la première illustration, occupe désormais une place importante et se mêle à l’ocre et au marron, omniprésents dans la double-page précédente. De plus, Dieu Merci a complètement franchi la frontière symbolique entre l’Afrique et la France que constitue la reliure centrale. Il tient désormais entre ses mains le guidon du vélo rouge grâce auquel il se déplace et travaille dans son pays d’accueil, ce qui ne l’empêche pourtant pas de conserver en mémoire le vif souvenir de ses parents morts en Angola.

Il n’en demeure pas moins que le présent demeure uni au passé par un lien douloureux, car, contrairement aux personnages d’Avec trois brins de laine et de Là-bas, Dieu Merci a vécu des événements traumatisants dans son pays d’origine qui ont encore des répercussions dans sa vie de réfugié (il est, par exemple, interdit de séjour en Angola). Par ailleurs, bien qu’elle soit incomparable avec celle qu’il a connue en Angola, la vie en France n’en demeure pas pour autant exempte d’embûches et de difficultés. La première image de Dieu Merci en France le montre couché sur un banc, loin du regard des passants. Le texte en appui tient lieu de légende éloquente en révélant ce qui caractérise la vie d’un réfugié sans-papiers : l’impossibilité de communiquer dans une langue qu’on ne connaît pas, l’ignorance des règles sociales et des codes culturels, mais aussi la solitude, la faim et, parfois, la xénophobie. En ce sens, bien que cet album se conclue sur l’exaltation de ce qui est le plus important, demeurer vivant, il est aussi celui qui accorde le plus de place à la nostalgie, à la mélancolie, ainsi qu’au courage dont doit faire preuve l’exilé dans son pays d’accueil. »