Je venais de finir l'écriture de La Fille du canal quand j'ai assisté à une rencontre avec Eva Thomas organisée par une bibliothèque. Je n'avais pas encore lu son livre, Le Viol du silence, mais je savais combien le témoignage de cette femme, à visage découvert dans une émission télévisée quelques années auparavant, avait brisé le tabou et révolutionné le regard sur la pédophilie et l'inceste. A la fin de la rencontre, très impressionné, j'ai cependant osé lui demander si elle acceptait de lire le manuscrit que je venais d'achever. J'ai su à partir de cet instant que de sa lecture dépendrait l'envoi ou non de mon histoire à un éditeur. Et j'ai attendu.
Elle m'a téléphoné quelques jours plus tard. «Je veux vous dire que j'ai pleuré en lisant votre histoire». Elle ajouta que les femmes du groupe de parole "SOS inceste" qu'elle animait, et à qui elle avait lu le texte, avaient toutes fait part d'un même étonnement : celui d'apprendre que l'auteur de cet écrit était un homme.
Je me suis alors senti autorisé à rechercher un éditeur et, parallèlement, à concourir pour le Prix Roman du Ministère de la Jeunesse (remis à un écrit non encore édité); un Prix qui avait deux distinctions, Prix Jury Adultes et Prix Jury Jeunes, et dont la règle voulait que les manuscrits soient proposés anonymement, avec pseudo. J'avais choisi celui de Valère, en hommage à Valérie Valère, l'auteure de Malika ou un jour comme tous les autres - j'avais tant eu le sentiment qu'elle avait été là, près de moi, tout au long de l'écriture.
Le Jury Adultes ne m'a pas décerné son Prix, mais une Mention spéciale. Et m'a fait part de la surprise de ses membres quand ceux-ci (celles-ci ?) ont découvert que ce récit avait été écrit par un Valère homme et non pas femme. Le Jury Jeunes, lui, m'a décerné son Prix. Ses jurés avaient voté à l'unanimité pour mon histoire. A l'unanimité moins une voix... celle du seul juré garçon.
J'ai renoncé à ce récit.
Puis j'ai refusé ce renoncement.
Et j'ai recommencé.
Et j'ai recommencé.
Cette fois pas une histoire d'inceste, mais d'agression pédophile. Pas en écrivant à la première personne, mais à la troisième : «Le visage blême, Sarah marche. Ailleurs. Nulle part.» Et puis je me suis arrêté de nouveau. Non. Je ne voulais pas me contenter de juste dire elle. Alors après le premier chapitre à la troisième personne, j'ai ouvert le journal intime de l'institutrice de Sarah au chapitre suivant : «Il est deux heures du matin. Je n'arrive pas à dormir. J'ai un goût amer dans la bouche. Je pense sans cesse à Sarah.» Il y aurait ainsi quand-même un je dans le récit, même si c'était le je d'un adulte, et pas celui de l'enfant. Quoique...
En écrivant dans son journal intime, l'enseignante va peu à peu se souvenir d'une chose qu'elle avait enfoui au plus profond de sa mémoire, se souvenir de l'agression qu'elle a subi enfant. «Si je pouvais au moins écrire ces minutes qui ont marqué ma vie au fer rouge, je pourrais ne pas mêler Sarah à ce chaos, écouter ce qu'elle a peut-être à dire au lieu de dissoudre son histoire dans la mienne. Demain, sur les pages de ce cahier, j'écrirai tout.» Mais page 52, aux deux tiers du livre, les derniers mots qu'elle écrira seront : «JE NE PEUX PAS». Le journal est refermé et, jusqu'à la fin, le récit sera alors écrit à la troisième personne.
Les dernières lignes : «Les pieds nus, Sarah descend dans la cuisine. Le carrelage est froid. Elle ouvre le placard sous l'évier. Elle reprend sa poupée. Elle la serre fort dans ses bras. Si fort. Demain, l'eau du canal coulera.»
Et un jour une adolescente me dit : «Au début du récit, tu écris que Sarah entre dans son appartement, qu'elle traverse les pièces et qu'elle s'enferme dans sa chambre. Et à la fin du dernier chapitre, tu dis qu'elle DESCEND dans la cuisine. Il y a quelque chose qui ne va pas, là...» Quelque chose qui ne va pas ? Sait-on jamais vraiment ce qu'on écrit, quand on écrit ?
En écrivant dans son journal intime, l'enseignante va peu à peu se souvenir d'une chose qu'elle avait enfoui au plus profond de sa mémoire, se souvenir de l'agression qu'elle a subi enfant. «Si je pouvais au moins écrire ces minutes qui ont marqué ma vie au fer rouge, je pourrais ne pas mêler Sarah à ce chaos, écouter ce qu'elle a peut-être à dire au lieu de dissoudre son histoire dans la mienne. Demain, sur les pages de ce cahier, j'écrirai tout.» Mais page 52, aux deux tiers du livre, les derniers mots qu'elle écrira seront : «JE NE PEUX PAS». Le journal est refermé et, jusqu'à la fin, le récit sera alors écrit à la troisième personne.
Les dernières lignes : «Les pieds nus, Sarah descend dans la cuisine. Le carrelage est froid. Elle ouvre le placard sous l'évier. Elle reprend sa poupée. Elle la serre fort dans ses bras. Si fort. Demain, l'eau du canal coulera.»
Et un jour une adolescente me dit : «Au début du récit, tu écris que Sarah entre dans son appartement, qu'elle traverse les pièces et qu'elle s'enferme dans sa chambre. Et à la fin du dernier chapitre, tu dis qu'elle DESCEND dans la cuisine. Il y a quelque chose qui ne va pas, là...» Quelque chose qui ne va pas ? Sait-on jamais vraiment ce qu'on écrit, quand on écrit ?