C'est presque un rôle thérapeutique que vous revendiquez? (Itw)

La journée d'étude Les adolescents, la lecture et le roman s'est tenue le 18 octobre 2002 dans le cadre du 4e Salon du livre de jeunesse de Namur et à l'occasion de la Fureur de lire. Organisée à l'initiative du C.L.P.C.F., cette journée a rassemblé quelque 400 participants venant d'horizons différents, bibliothécaires, enseignants, étudiants d'écoles normales, animateurs culturels, prescripteurs divers... Le programme comprenait, entre autres contributions, un entretien avec Michael Morpurgo, et un autre avec moi.

[Les actes du colloque sont en ligne ici]

MAGGY RAYET : Thierry Lenain, vous avez au moins deux métiers: vous êtes rédacteur en chef de la revue Citrouille [NB : retraite prise 18 ans après ce colloque] et vous écrivez des livres pour les enfants. Or vous refusez le statut d'écrivain. Lorsqu'un jour, dans une classe, un enfant vous a demandé ce qui vous avait donné l'envie d'être écrivain, vous avez répondu: «Vous poserez la question à un écrivain!»...
THIERRY LENAIN : Je ne refuse pas le statut d'écrivain. Mais je ne le revendique pas. Cela ne m'intéresse pas de savoir si je suis ou si je ne suis pas un écrivain. Je n'écris pas pour être écrivain. La chose qui m'intéresse c'est d'être père. Et dans ma conception des choses, être père ce n'est pas simplement être père de ses propres enfants, c'est aussi être accompagnateur des enfants de sa communauté. J'estime ne pas écrire pour les adolescents. Je ne sais pas s'il peut y avoir une littérature pour adolescents. Et d'ailleurs il faudrait savoir à partir de quel âge on est adolescent, c'est un problème complexe. Quand j'écris des livres pour enfants, je n'écris pas pour autant en tant que super-parent qui se placerait au-dessus des parents des enfants. J'écris en tant qu'adulte désirant accompagner les enfants dans leur réflexion. Cela ne signifie pas leur dire ce qu'ils doivent penser ni leur transmettre ce qui nous aurait été transmis. Mais je dois les aider à aller plus loin. Plus loin que moi. Plus loin que nous tous. Voilà ce que je fais. La question d'être écrivain ne m'intéresse pas.

M.R.: C'est presque un rôle thérapeutique que vous revendiquez?
T.L.: Non, pas du tout thérapeutique. C'est un rôle d'adulte ayant une fonction d'accompagnement dans la société. Comme un prof peut avoir cette fonction-là. Comme un clown peut avoir cette fonction-là. Comme un pédiatre a cette fonction-là. Alors il se trouve que moi j'accomplis cette fonction en tant que parent de mes enfants, je l'ai accomplie en tant qu'éducateur, et aujourd'hui je l'accomplis en utilisant un outil que m'a transmis l'école. Ce n'est pas du tout thérapeutique. C'est éducatif au sens le plus large du terme, au sens vivant du terme.

M.R.: Vous dites qu'il y a deux sortes d'écrivains pour les enfants: ceux qui s'adressent à des enfants et ceux qui écrivent sans préoccupation déterminée quant au lectorat. Vous vous situez dans la première catégorie ?
T.L.: Résolument, oui! Ces deux catégories, je les établis à partir de ce que disent les écrivains de jeunesse. C'est à dire qu'il y en a qui disent effectivement: «J'écris pour les enfants, je fais ce travail là, j'ai un destinataire précis.» Et puis il y en a d'autres qui disent: «Moi, j'écris. Et il se trouve que la configuration de l'édition de cette époque fait que je suis édité à tel endroit plutôt qu'à tel autre.» Mais si l'écrivain n'est pas obligé de se déterminer comme écrivain de jeunesse, l'éditeur, en revanche, définit son destinataire. En ce qui me concerne, je n'écris pas pour les adultes, c'est certain. J'écris pour les enfants, c'est certain aussi. Cela ne signifie pas que ce que j'essaye de faire — même si je pense savoir le faire — je le réussis. Cela ne signifie pas que les enfants sont obligés de me lire. Mais cela signifie que je tente de faire quelque chose à cet endroit là avec un destinataire précis. Et c'est extrêmement complexe de s'adresser à un enfant.

M.R.: Vous dites aussi que vous n'êtes pas un raconteur d'histoires.
T.L. : Je trouve que ce qui est intéressant, et ce qui devrait être la préoccupation de l'école, c'est la réflexion et l'émotion. La littérature, elle m'intéresse comme un outil. L'objet littéraire ce n'est pas quelque chose qui m'intéresse en tant que tel. Quand je dis cela, je ne suis absolument pas méprisant! Qu'il y ait des gens qui soient des adorateurs de la littérature, c'est très bien, c'est une grande chance. Moi elle m'intéresse en tant qu'outil de réflexion et outil d'émotion. Et je crois que pour qu'il y ait réflexion et émotion, il n'y a pas forcément besoin qu'il y ait histoire structurée, histoire romancée... Donc je ne cherche pas à écrire une histoire. J'aimerais savoir écrire des poèmes. Leur intérêt pour moi, c'est l'émotion que quelques vers peuvent susciter. L'histoire en elle-même ne m'intéresse pas.

M.R.: L'esthétique n'entre-t-elle pas pour une grande part dans l'émotion qui se crée entre le texte et le lecteur? Or vous dites que l'esthétique ne vous intéresse pas.
T.L.: Je dis qu'elle ne m'intéresse pas dans le sens où je ne la maîtrise pas. C'est à dire que je ne peux pas avoir un regard d'analyse sur ce que j'écris. Je ne travaille pas l'esthétique. La seule chose importante c'est le lecteur, ce n'estpas l'écrivain. Le texte de l'écrivain — pardonnez-moi ce jeu de mots facile — n'est jamais qu'un pré-texte. Il ne devient texte que quand il est le texte du lecteur. Je ne cherche pas à écrire quelque chose d'une esthétique que j'aurais déterminée et que je voudrais atteindre. Cela ne m'intéresse pas.
Et là non plus ce n'est pas méprisant pour des gens qui travailleraient l'esthétique. Mais la forme en elle-même n'est pas une de mes préoccupations.

M.R.:  Vous dites aussi que les adultes comprennent moins bien vos livres que les enfants.
T.L.: Oui, c'est toute la difficulté. Il y a une idée dans laquelle je ne me reconnais pas du tout et qui engendre en plus pas mal d'erreurs. C'est de croire qu'un bon livre pour enfants est un bon livre pour tout le monde. Et qu'il n'y aurait pas de bon livre uniquement pour les enfants. Or selon moi, il y a des livres pour enfants qui ne sont intéressants que pour les enfants. Parce que les enfants ont leur particularité. Dans ce que j'écris, je crois qu'il y a effectivement des livres que n'entendent que les enfants parce qu'ils s'adressent à eux. Beaucoup d'adultes abordent un livre de littérature de jeunesse avec cette angoisse consciente ou inconsciente: «Est ce que ce livre va me dire quelque chose de mal de moi ? Est-ce qu'il va souligner mon absence à un certain endroit? Est-ce qu'il va souligner ma faiblesse?» Et dans mes livres, il y a la faiblesse des adultes. Pas pour la dénoncer. Simplement pour la dire, parce qu'elle existe. Et pour dire aussi que ce n'est pas cela qui empêche de vivre. Je crois qu'effectivement les enfants voient aussi la faiblesse des adultes dans mes livres. Mais cela ne les dérange pas: dans leur vie c'est bien comme ça qu'ils voient les choses aussi.

M.R.: La réticence des adultes ne vient-elle pas aussi du fait que les messages que vous transmettez sont très évidents: un livre sur le viol, un livre sur la solitude...?
T.L.: Je ne me reconnais pas dans la classification des bouquins: un livre sur le viol, un livre sur la misère... J'écris des livres sur la vie. J'écris des livres sur le doute. J'écris des livres sur moi. Pas parce que je prétends être la personne la plus intéressante qui soit. Mais qu'est-ce que je peux faire d'autre? Ma capacité quand j'écris c'est juste de témoigner d'une part de moi, d'une part de réflexion, d'une part d'émotion et de la remettre à la communauté pour qu'elle participe à l'échange de toutes les parts. Avec les enfants c'est difficile parce qu'il faut faire un travail de distance, il ne faut pas ensevelir l'enfant. Mais c'est le même processus.

M.R.: Il y a beaucoup de souffrance dans vos livres.
T.L. : Il y en a plein dans la vie, c'est une partie constituante de la vie. Ce qui pose problème c'est de rester enfermé dans cette souffrance. Si on apprend à la dépasser, si on apprend à la gérer, elle peut même devenir énergie. Donc si j'en parle dans mes livres c'est justement pour contribuer à la dépasser, à s'en servir comme énergie. Je ne veux pas dire que la vie n'est que cela. Mais c'est sûr que je ne vais pas écrire sur le bonheur absolu. Il est évident et personne n'a besoin de mode d'emploi en ce qui le concerne.

M.R.: A la fin du livre, l'espoir doit être présent?
T.L.: Si j'écrivais un livre pour adultes, je pourrais dire: «Tout est foutu, c'est vraiment nul de vivre. Je le sais, je vous le dis et j'essaye de vous en convaincre». En littérature de jeunesse, je crois en revanche que ce que je peux dire c'est : «Ecoutez-moi. Je trouve ça nul. Mais je sais que vous avez en vous des possibilités que moi je n'ai pas. Parce que vous êtes des enfants, parce que vous êtes des adolescents. Et que vous avez un pouvoir créatif qui peut vous permettre d'aller beaucoup plus loin que là où se trouvent les adultes». Donc l'espoir c'est l'espoir en eux.

M.R.: Vous dites que si vous écriviez pour les adolescents, il y aurait encore moins d'histoires dans vos livres. Je songe à un texte non publié intitulé H.B., un long monologue qui ne raconte pas vraiment une histoire.
T.L.: H.B. est lié à un événement qui s'est déroulé il y a 10 ans. Un homme a pris en otage une classe d'enfants de maternelle et il est mort à la suite de l'intervention de la police. Cet homme avait causé un traumatisme profond aux enfants mais il ne leur a pas fait de mal physiquement. Et du coup ça m'a empêché, moi, de le considérer comme un monstre. Ça m'a obligé à réfléchir. Pas à lui, mais à moi. Il me renvoyait à des tas de choses — j'ai par exemple été instituteur en maternelle. J'ai commencé à écrire une histoire, c'est à dire à écrire son histoire. Et puis fort heureusement, Thierry Jonquet a alors écrit une histoire similaire, La bombe humaine paru chez Syros. Son bouquin était super. J'ai donc arrêté d'écrire l'histoire que j'avais entreprise. Et je me suis dit que c'était mieux ainsi parce que finalement je ne cherchais pas à raconter une histoire, je cherchais à témoigner de ce que cela avait provoqué en moi. Cet homme avait pris les initiales HB et avait mis au défi de trouver ce que ces initiales voulaient dire. Quelqu'un avait proposé Human Bomb. Or moi j'avais entendu Human Being. Je me suis alors dit que ce type était Human Bomb et Human Being. Et qu'on est tous comme ça. Et j'ai voulu témoigner de cela.


M.R.: Dans un texte qui s'adresse avant tout aux adolescents?
T.L. : C'est ce qu'on me dit mais ce n'était pas mon intention. Mon intention était de l'adresser aux enfants de CM2 (5e primaire, en Belgique), avant le collège.

M.R.: Pourquoi les éditeurs à qui vous avez proposé le manuscrit l'ont-ils refusé?
T.L.: Les éditeurs qui voudraient bien l'éditer me disent de le reprendre et d'en faire une histoire. C'est à dire avec encore plus de distance —ce que je ne veux pas — et pour adolescents — ce que je ne veux pas non plus. [NB ce texte, H.B.,  a été publié 2 ans après ce colloque, aux éd. Sarbacane. Et vous pouvez aujourd'hui le télécharger gratuitement ici.] Je veux proposer ce texte aux enfants de 8-10 ans parce que quand ce fait-divers s'est achevé, j'ai entendu à la télé et à la radio parler soit de salauds de flics, soit de salaud de monstre. Et puis j'ai entendu un enfant de CM2 interrogé par un journaliste à la sortie de l'école expliquer «qu'il n'avait pas le droit de faire ça mais qu'il n'avait tué personne». Et j'ai trouvé que c'était la parole la plus intelligente. Et cette parole venait d'un enfant, pas d'un adolescent. De toutes façons, on devrait faire de la philo très tôt à l'école! (Applaudissements).

M.R.: Est-ce pour ce manuscrit que vous avez travaillé avec Anne Brouillard?
T.L.: Non. J'ai d'abord réalisé un album avec Anne Brouillard, Demain les Fleurs (ed. Nathan). Et elle essaie de présenter aux éditeurs un autre de mes textes qu'elle voudrait illustrer. Un texte que j'essaye de publier depuis sept ans, un texte sur le suicide d'une mère. Mais la question, ce n'est pas le suicide de la mère mais bien l'enfant qui reste et comment il reste vivant après ce suicide. [NB ce texte, Julie Capable,  a été publié 3 ans après cette conférence, aux éd. Grasset]
 
M.R.: Dernière question. En tant que rédacteur en chef, vous êtes amené à écrire des critiques, à adopter des positions sur des œuvres réalisées par des collègues. Arrivez-vous à faire la part des choses entre ce que vous ressentez et le travail des autres?
T.L. : Dans Citrouille, je donne très rarement mon avis sur des romans. Quand je présente un roman c'est toujours pour dire mon enthousiasme. J'ai un regard beaucoup plus critique sur les albums et les documentaires. Mais ça ne me gêne pas. Je dis partout ce que je pense, dans le désir de le partager. C'est très important de se dire, de dire ce qu'on pense.